9.3.05

Les Epistoleros de la Vallée de la Mort

Je crois que je me suis bousillé quelque chose dans le dos en soulevant à bout de bras un vespa, mais se taper du 50 en deux roues sur une île qui ne comporte qu'une seule route, clope au bec, avec une mer translucide en guise de paysage avait un vieux fond de Dolce Vita pas déguelasse du tout. Hein ? Il fait froid chez vous ?

Au sujet de ce texte : C'est à l'origine un mail, torché en un weekend. Ca se sent. Il doit remonter à 4 ou 5 ans. Je voulais faire le malin, je délie la sauce un peu trop à mon goût, mais moins long et plus resserré, ça devrait avoir un plus de gueule. C'était ça ou les marxistes.


"Mon premier cafe-philo,
une histoire vraie,
par Ash, un mec sympa"

Dans le cadre de notre desormais fameux rendez-vous
"vivons dans ce Monde qui nous entoure"
nous allons aujourd'hui partager l'aventure du Cafe Philosophique.

Tout commence par un diner un peu bancal et improbable, qui surgit sur une annulation de derniere seconde un samedi soir, et qui s'insere en force dans une cave restaurant tenue par un patron moustachu qui me prend pour un parisien, en compagnie de membres de la secte des couples qui ne picolent-pas et se couchent-tot.

Un gentil repas mine de rien, gentil comme une boulangere de quartier.
Tres deprimant dans son formalisme bourgeois, dans ses germes de notable de province.
Peu de temps avant, les hommes prenaient l'aperitif a la maison (un vin cher il me semble, surement recommande par le guide Hachette) acoudes au bar d'interieur, paye en plusieurs mensualites, pendant que les femmes papotaient au salon, appretees pour le samedi soir.

Toutes en petites bottines pointues, toutes en pantalon noir, toutes blondes, toutes moins de 25 ans. J'evite de trop en faire, je crois reconnaitre ma cousine parmi elles.

Et puis cette idee, dont je suis aujourd'hui bien incapable de me rappeller comment elle a bien pu naitre (j'imagine que c'etait une consequence de la surenchere culturelle a laquelle nous nous pretions)
"Pourquoi, Nous, gens cultives et alertes, ne nous rendrions nous pas a ce cafe philo, dans ce restaurant bar theatre, institution incontournable, relativement repute pour ses atours arty maudit ?"
Et certains de s'esbaudir sur la pertinence de cette constatation :
Plus fort que le theatre experimental, les vernissages confidentiels et les perfomances ephemeres, nous irions faire le coup de poing contre des vieux baroudeurs de la mecanique a penser.
A part ca, B. fut malade alors que nous avions exactement mange les memes plats.
Puisque j'etais manifestement le Male Alpha de la horde, j'estimais alors que sa compagne devait me revenir.

En vain.

Les semaines passerent, l'idee se terra, se nicha profondement, hiberna pour resurgir au detour d'un rayon de Carrefour.
On ne parlera jamais assez de ces couples qui s'emmerdent tellement dans leur vie qu'ils n'oublieront jamais une vague invitation formulee sans reelle conviction et dont seul le rosé bon marche peut fournir un debut d'explication coherente.
Nous irons, donc.

Comme j'avais fait semblant d'etre un familier de l'endroit, je me chargeais de trouver les dates et les horaires, d'envoyer un courrier comme fruit de mes recherches et d'oublier a nouveau cette histoire.
Un coup de telephone un dimanche apres midi.
Des gens enthousiastes a l'autre bout.
Comment fait on pour se servir d'un telephone le dimanche apres midi ?
Seuls l'horreur indescriptible de la nuit que je venais de passer et l'etat de faiblesse extreme dans lequel je me trouvais peuvent expliquer la celerite avec laquelle j'acceptais notre prochain rendez vous, 8 heures 30 petantes.
J'en profitais entre temps pour oublier a nouveau cette histoire.

Une legere prise de panique, ce mercredi matin, lorsque je realise que c'est ce soir meme que nous allons nous reunir. Je me represente une salle vide, des regards genes, un froid humide, un bruit sourd de gouttes tombant au loin, mais etant donnee l'assise pluri-annuelle dont jouit cette reunion, je me desole : nous n'allons pas couper aussi facilement au debat republicain.

8 heures et un flou artistique en guise de transition, un froid tranchant comme du rasoir, une chemise a fleurs legere, un bonnet de rapper americain et une veste en cuir plutot cintree, nous sommes en total look NYPD, au detail pres que je ne parviens pas a trouver de soupe chaude servie dans un gobelet de polystyrene. Cela manque pour parfaire la panoplie.
Je me console en portant autour du cou mon badge de parking.
Il n'empeche que je grelotte severe.

Ils m'attendent deja dehors, devant le restaurant.
Dans ce froid stalinien.
C'est un signe qui ne trompe pas.
Cela fait d'ailleurs partie de ma liste de details insidieux.
Les gens qui t'attendent dehors au lieu d'entrer lors d'un rendez-vous dans un endroit inconnu.
Cela dit des choses.
Cela dit beaucoup de choses.
Cela dit entre autres que je suis le Male Alpha.

Apparement nous attendons deux de leurs amis.
Je suis fascine qu'ils soient capables de faire venir deux amis sur la foi d'un cafe philo.
Je suis fascine parceque je doute d'avoir deux amis.
Nous apprenons que le theme de ce soir sera "pourquoi desire t on etre vus ?".
Personne ne semble choque.
L'amie ne vient pas, "elle a mal aux yeux".
L'ami arrive, il ressemble a ce consultant mythomane de Cambridge sevissant à mon ancien boulot que je nommais Dan la Banane.
Brun, cheveux courts, lunettes rectangulaires a bords noirs, baskets en forme de pantoufles.
La degaine du minet clubber, le sac en bandouliere.
Il a l'air gentil. Appararement post doc de droit, option affaires, quelquechose dans ce gout.
Il a l'air de redouter la fin de son ATER et de trouver un vrai travail, j'essaye de l'imaginer en train defendre avec conviction Action Directe ou la bande a Baader
j'ai du mal a garder mon serieux.

Mon couple d'amis fait vraiment couple d'amis (comprendre morts) a bien y considerer.
Lui, qui semble taper dans la trentaine, comme on taperait dans la caisse, un peu honteux.
Perd legerement ses cheveux. Jamais plus de deux phrases, toujours completement desynchronise.
On ne sait pas trop s'il est mal a l'aise donc peu naturel ou sous medication lourde de tranxene.
Il semble vivre dans un monde qui a l'air plutot sympa, ou les gens ne seraient jamais enerves, jamais en colere, toujours attentifs et polis, mais simplement sur un fuseau horaire different.

Il est peut etre Suedois, finalement.
Je l'aime bien parce que nous avons joue ensemble au Monopoly et qu'il imitait un juif du sentier qui faisait des reductions quand tu tombais sur ses rues.
C'est leger pour justifier une amitie, je le concede.
Elle, fait sudiste, genre Loana, fort heureusement sans le regard de poisson mort.
Blonde a frisettes et nez en trompette,
tellement peu naturelle que je pense que meme son telephone doit sonner faux.

Ils sont tous les deux grands, tres grands.
Ils se mettent chacun d'un cote de toi, ce qui fait que tu ne peux jamais les envisager tous les deux dans le meme cadrage de vue,
il faut operer un choix.
Je suis certain que c'est revelateur de quelquechose, encore faudrait il savoir quoi.
Peut etre le desir de dissimuler qu'ils sont tellement peu naturels que s'ils etaient vus tous les deux en meme temps, les gens deviendraient subitement aveugle devant une evidence aussi eblouissante.

Nous entrons.
Le restaurant est a la hauteur de son image fantasmee.
Des gars qui ressemblent à des musiciens de Noir Desir qui jouent au backgammon sous des affiches de collectifs militants epaulees par celles de vieux artistes de gauche.
Ca pose immediatement le cadre.
Deux salles, Il y a encore pas mal de place, cela nous permet de nous poser pres de l'entree et voir arriver les differents participants.

J'en profite pour commander une salade, meme si je sais que je ne la finirai pas avant le debut du debat, et je me demande si on va me le faire remarquer, si des regards reprobateurs vont fondre sur moi et de ce fait je n'ose pas prendre une bouteille de gros rouge en accompagnement.
La patronne est sympa, une grande brune italienne ou slave. Gros posterieur et accent typique, qui prend ta commande de sa grosse voix.

gros,Gros,grosse

Une toute petite scene, dans un angle, arrondie, un grand drap noir derriere et des cascades de guirlandes lumineuses.
Tres joli, On dirait une petite scene d'un spectacle de magie. Une petite scene pour une soiree poesie de la beat generation.

Et puis Ils arrivent.
Progressivement.
Inexorablement.
Le piege.

Il n'y a pratiquement personne en dessous de 60 ans.

C'est donc la que vont les retraites actifs.
Les retraites inactifs.
Les couples retraites.
Les bandes d'amis retraites.
Les retraites qui ne veulent pas rester seuls.
Les seniors.
Chaque nouvel arrivant plombe encore un peu plus la moyenne d'age deja dangereusement desequilibree.
Ce ne sont pas les quelques rares etudiants caricaturaux, et certainement payes pour faire de la figuration qui vont inverser la tendance.
Nous voila donc pris au milieu d'un ocean de cheveux gris.
On s'attendrait presque a voir surgir un vendeur pour sieges convertibles.

J'exagere a peine.
Ne nous meprenons pas. Loin de moi un quelconque clivage jeunes-vieux.
Je dois etre un de ces rares heterosexuels majeurs sur terre a partir volontairement en vacances avec sa mere.
Je suis meme plutot partisan du brassage des generations, des echanges, de la transmission de leur memoire.
Simplement, on ne peut vraiment pas nier que nous tombons sur un nid d'habitues.
De vieux habitues.

Deux motards italiens arrivent, la patronne leur conseille de ne pas venir s'installer, c'est un cafe philo en francais, ils ne vont rien comprendre, elle explique que c'est parfois pas tres interessant, je suis content de baragouiner l'italien. (a l'occasion, l'origine du mot baragouiner est passionnante)

Tout de suite on sent bien les groupes, les factions.
Il y a devant nous la Bande de Copains Cons.
Ils sont bruyants et demonstratifs dans leurs facons de se comporter. Il y a San Antonio avec les cheveux bruns et des bretelles et le chef de Fox Mulder dans X-Files avec une voix aigue et un accent pied noir.
On est partis pour rigoler.
Des femmes siegent a leurs cotes, pretes a parler, on le sent. Ce que j'appelle le syndrome Xaviere Tiberi. Mon mari est medecin donc je peux parler kystes et fractures.
Des le depart, ils feront des blagues a connotation sexuelle, s'interpelleront par leurs prenoms, rigoleront comme des collegiens.
On marque le territoire. C'est chez eux. Personne ne passe.
Mulder dira systematiquement Non a tout, expliquera pourquoi le sujet est mauvais, pourquoi il n'est pas bien pose, pourquoi les gens ne repondent pas bien a la question.
Il reussira meme le tour de force de ne pas etre d'accord avec lui meme.

Une grosse dame, cheveux blancs-jaunes, qui est arrivee avec plusieurs sacs plastique avec elle, se pose a nos cotes. Beaucoup de personnes sont venues avec un sac plastique a la main.
On pense aussitot aux Monstres de Dino Risi. Celle la a pour particularite de parler fort et de tourner systematiquement ses phrases de sorte qu'elles sonnent pompeusement.
A un jeune qui devait vraisemblablement tapoter sa chaise du pied cela donne
- Mamie Cinglouse : " MONSIEUR, MEME SI BOIRE UN PETIT COUP C EST AGREABLE, RECEVOIR UN PETIT COUP DE PIED CE N'EST PAS AGREABLE DU TOUT, ARRETEZ DE TAPOTER DANS MA CHAISE"
- Fox mulder : " AHAHAH DES FOIS RECEVOIR AHAHAH UN PETIT COUP C EST AGREABLE AHHAHHA"

Apparement le theme de la soiree a ete lance par un grand italien avec un prenom rigolo (pipo, pepe, nino je ne sais plus trop) aux cheveux poivre et sel (je n'insiste pas plus).
Il nous explique que quand meme il ne comprend pas, tous ces gens qui cherchent a passer a la tele, au second plan qui veulent faire coucou, qui tiennent a tout prix a se faire voir, quand meme hein c'est decevant, c'est triste.
Sa femme prend des notes. Elle est belle, les 50 ans passes.
Ils font tres couple bobo. Monsieur a des faux airs de vieux Luc Ferry, Madame a des airs qu'on se proposerait bien de jouer en musique de chambre. Elle partira avant la fin de la soiree, pour ne plus jamais reapparaitre. Surement pour rejoindre un de ses multiples amants.
C'est un couple moderne, il n'a plus de desir sexuel, il la laisse faire. Il comprend.
Monsieur discute philosophie pendant que Madame libertine.
Ou bien alors, plus pragmatiquement, elle est sortie fumer des cigarettes.

Parceque bien evidemment, il est interdit de fumer a l'interieur de la salle.

C'est peut etre le theme qui sera le plus fidelement suivi. De nombreux rappels a ce sujet emailleront le debat tout au long de la soiree.

A l'autre bout de la piece on trouve la mere et sa fille. Peu interessantes, rien a dire.
Elles prendront neanmoins une ou deux fois la parole pour nous le faire savoir, dont un "et si finalement c'etait l'Amour qu'on cherchait ?"
qui se fera superbemement moucher par un "oui mais a chaque theme qu'on aborde a ces cafes philos il y a toujours quelqu'un pour deamander si ce n'est pas l'amour qu'on chercherait ?"
elles ne la rameneront plus jusqu'a la fin de la soiree. Tres drole.

le micro est le seul a la hauteur de l'evenement.
Il passera la soiree a sauter, tomber en panne, faire du larsen et du mauvais echo.
C'est rassurant, une des pieces du scenario qui tient ses promesses.

L'intervenant a bien une tete d'intervenant.
On apprendra a la fin qu'il est prof de philo dans un lycee technique.
Un peu le genre ancien joufflu, mais qui desormais mange bio et fait du velo coiffe d'un chapeau peruvien.
Il expliquera patiemment des choses evidentes et animera la soiree comme un animateur de jeu qui aiderait des candidats particulierement mauvais a trouver les reponses, ces derniers n'y parvenant jamais.
On se rend tres rapidement compte que les gens ne sont pas la pour discuter, mais pour soliloquer.
Des que l'intervenant tente de les faire reagir sur ce qu'ils viennent de dire ou les incite a developper un concept proche d'un compartiment fecond, ils se bloquent systematiquement et concluent d'un laconique "je ne sais pas, il faudrait directement leur demander, je ne suis pas specialiste"
Cela doit etre tres deprimant j'imagine.
- Fox mulder : " " je ne sais pas HAHA je ne suis pas berger moi AHAH il faudrait en trouver un AHAH et lui demander"

Il me prend subitement une angoisse panique.
Lorsque me reviennent en memoire mes soirees precedentes, Je pense a Fight Club.
Ce ne sont que succession de reunions avec des groupes divers et varies.
Sur une base reguliere.
Qu'est ce que je fous la. Quel est mon animal fetiche. Comment resoudre ces insomnies. Mais ou est donc Marla.
On a beau balayer la salle du regard et tenter d'apercevoir des jeunes femmes desequilibrees en lunettes noires et furieusement nevropathes qui se seraient installees en lisiere de l assistance baignant dans un nuage de fumee odorante, en vain.
J'oubliais qu'il est interdit de fumer en ces lieux. Tout s'explique.
A part la compagne de l'intervenant, on ne peut pas vraiment dire que cela soit les coulisses du dernier defile Helmut Lang.
Cette derniere se trouve sur ma droite, elle a un profil interessant.
Une tete a avoir l'air de toujours faire la gueule, des yeux un peu hyperthyroidiens, un tailleur clair, tres bonne impression. Blonde aux yeux noirs, je l'imagine bien en train d'envoyer bouler celui ou celle se placant sur son chemin. Cette impression durera
assez longtemps, jusqu'a ce qu'elle tourne la tete dans ma direction et que son profil laisse place a un visage effrayant, d'ancienne prostituee alcoolique deformee par la nourriture toxiquement grasse.
Un peu comme ces illusions d'optique qui rapprocheraient les deux parties d'un pont ecroule.
C'est spectaculaire.
Effectivement, peu de gens oseraient se placer sur son chemin.

Sur notre gauche se trouvent Jean Monnot et Leo Ferre.
Je pensais qu'ils etaient morts et ils ont l'air apparement de pas trop mal le supporter.
Ils sont la vraie bonne surprise de cette soiree.
Vieux anars, amoureux des lettres, l'envie de parler.
Leo Ferre veut bien nous faire comprendre combien il a eu une vie passionnante et qu'il compte dans ses amis des tas d'acteurs et de realisateurs (il a vu de pres une fois Simone Signoret).
Ils ont des choses a dire, meme si ca sent un peu le vieux communiste intransigeant sur certains points, on comprend qu'ils aimeraient avoir des arguments un peu plus consequents sur lesquels se faire les dents.
Jean Monnot cite Prevert un peu trop souvent. Quand ce n'est pas Prevert, c'est Camus.
Il nous epargnera deja Sartre et Celine, a moins que les fiches PrepaAuteurs ne lui soient pas parvenues a temps pour la soiree.
Il nous recite ce poeme qui parle de manteau de pluie, ou le poete pleure a la fin et il me faut un moment pour me rappeller ces strophes familieres.
C'est beau, bien recite, on l'imagine reviser avant, la main en l'air, devant son chien, afin de rendre optimal son petit effet.
Il n'y a plus un bruit dans la salle, tout le monde ecoute religieusement.

On se suprendrait a ce qu'il pleuve dehors.
Jusqu'a la toute derniere phrase du poeme, ou Mamie Cinglouse s'exclame
"oui mais c'etait quand un meme un pede hein".
je crache toute la salade que j'ai dans la bouche. Comme dans les dessins animes.

A ma gauche egalement se trouve une brune tres calme, avec des commentaires qui fleurent bon la tolerance et le respect d'autrui. Elle parlera de psychologie, de sujets pas fondamentalement passionnants.
Tout son discours et son attitude seront lissés par une attitude uber-positive, toujours avec un sourire colle aux levres.
Un peu a la facon de ces anciens depressifs qui s'enferment ensuite dans un optimisme hysterique et dictatorial ou le moindre mal est proscrit. On la voit bien baignee de philosophie zen et parler aux arbres en faisant son tai-chi.
Elle sera l'une des principales responsables de ce ton poli et feutre qui rendra la soiree horriblement bon enfant et peu portee a la controverse.
Ca sent le consensus mou, les portes ouvertes, les idees recues et la tiedeur de l'amitie republicaine.
Les mechants sont mechants et les gentils gentils.
Chacun donne son avis, et meme s'il est plat, creux ou incoherent, on l'ecoute poliment.
On acquiesce, on attend patiemment qu'il ait fini afin de pouvoir parler tout seul a voix haute a son tour.
Lorsque Leo Ferre se fendra d'un "n'importe quoi, c'est completement faux, c'est l'inverse"
l'amie des arbres lui retorquera, tres fraternellement, une main sur son bras, un "c'est sa verite, ce n'est ni vrai, ni faux,
c'est sa verite, il faut l'ecouter, il faut le respecter"

Devant moi se trouve un monsieur plutot bien de sa personne, faisant un peu penser a Mastroianni avec de grosses lunettes.
Le cheveu fou, il a l'air gay, parle d'art, d'un autre cafe philo qui se trouverait dans mon quartier.
Il semble faire partie de ces collectifs d'artistes melant revendications sociales, tradition locale et squats crades.
Des faux airs de Toscan du Plantier, le genre a etre ami des Arts, de tous les Arts, et de taper des mains poliment a un spectacle performance de Costes.
Il y a aussi un moustachu degarni a catogan, hybride entre Michel Blanc et Jugnot periode splendide, la panoplie bobo routard en plus.
Parle de la guerre en irak, des OGMs je crois ou des ONGs, il a bien une tete a heberger un SDF chez lui si on le chauffe un peu. Il sera en desaccord a un moment avec Mulder, je ne sais plus trop a quel sujet.

Tout le monde est plus ou moins d'accord pour admettre que desirer se montrer ce n'est pas bien.
Ils oublient enormement d'exemples simples, les exhibitionnistes, le culte de la personnalite, la pub.
Tous, sauf un, le macon a boucle d'oreille. Un Grand Moment, "excusez moi, je vais peut etre aller a l'encontre de tout ce que vous dites, mais moi j'aime me montrer. Vous voyez je suis macon, et je peux vous dire que c'est un metier de voleurs et de malhonnetes, et bien moi en me montrant je fais ma propre publicite, les gens me voient, pour avoir une bonne reputation"
il retournera s'asseoir, et ne redonnera plus jamais signe de vie.
Peut etre une attaque cerebrale suite a cet effort demesurement violent.

Une mi-temps nous permet de faire le point. Les participants annoncent des dates pour d'autres cafes philos, des conferences, ce genre d'evenements.
Personne de notre table ne veut partir, tout le monde a ecoute ce qui s'est dit, c'est impressionnant, ils ont l'air interesses et apportent meme des elements complementaires au debat.
Je propose timidement d'aller boire un coup ailleurs, je recolte peu d'echo.

C. trouve qu'on pourrait parler des dictateurs,
Dan la Banane estime que c'est une question de generation,
Loana fait un sourire stupide.
La seconde mi temps voit moins de monde dans ses rangs, une table de jeunes a mis les voiles, lachant un commentaire acide a Mamie Cinglouse qui leur a rendu la vie dure, a ne pas les laisser fumer, taper du pied, ou rigoler.
On sent que la motivation est moins forte, les stars partent progressivement. Un gros barbu a salopette periode Bobby Lapointe fait son apparition. Il parle, c'est certain, mais incapable de dire a quel sujet.

Tous ces gens n'aiment pas Internet. Ca se sent. Ca se dit.
C'est reducteur, ca dehumanise, et notre ami Vito l'impuissant exprime avec force combien les gens d'aujourd'hui sont sordides de se servir de ce media.
La narine palpitante, je me vois lance pour lui demander ce qu'il pense des liaisons dangereuses et de tous les echanges epistolaires depuis l'existence de la caleche.
Je me ravise finalement, prenant le sujet trop a coeur.

Le debat tourne creux. A refuser de saisir les enormes perches que l'intervenant tend desesperement, il devient fatal que nous allons finir par parler de la pluie et du beau temps.
Jusqu'a ce petit moment de grace, ou l'ami des arts se mettra a parler du Carnaval, qui avait lieu a ce moment la.
Mulder est bien evidemment contre, en expliquant a quel point c'est une demarche commerciale honteuse, et qu'il prefere encore ne pas en parler.
L'ami des arts, lui, mentionne le Carnaval pour souligner a quel point il est beau de voir tous les enfants des ecoles de la ville defiler derriere sa majeste carnaval, avec la fierte innocente de se montrer en costumes.
L'amie des arbres ferme les yeux a moitie, pour manifester son accord.
Mulder semble a ce moment la placer une allusion assez peu fine (comment pourrait il en etre autrement) sur l'amour tendancieux que l'ami des arts porterait aux enfants, puisque ce dernier aime tant les voir defiler.
Personne ne semble vouloir relever. A tort.
Ragaillardi, il enchainera avec une allusion sur les HitlerJugend, plusieurs fois.
Pedophile, jeunesses hitleriennes, pedophile, jeunesses hitleriennes.
Je tique. Je ne suis pas le seul. Meme sa femme semble un peu genee.
L'ami des arts se met dans une colere noire. En quelques secondes.
Je trouve amusant que l'on fasse des allusions pedophiles a un gay.
Il est rouge, il hurle, secoue la tete, crache dans le micro.
Il n'apprecie pas qu'on puisse manquer de respect au travail que les artistes ont pu apporter au carnaval.
C'est amusant. Au lieu d'aller lui enfoncer son gros nez, il va simplement manifester verbalement et de facon tres vehemente son desaccord. Mulder le prend bien, au lieu de se braquer, il va rigoler, sans plus dramatiser. La ou j'aurais vu un final a coups de tessons de bouteille dans l'arriere rue, il n'y aura finalement qu'une grosse engueulade avec des mots vaguement choisis.
L'amie des arbres concluera avec un laconique "ce qui est le plus horrible, ce ne sont pas vos propos, c'est que vous continuiez a rire pendant qu'on vous en fait le reproche."

Je suis content parcequ'apparement c'est la premiere fois en 3 ou 4 ans de cafe philo que l'ami des arts s'enerve. Je suis tombe sur un bon soir donc. J'ai la sensation d'avoir trouve dans la rue un billet de 100 euros.

Et puis Dan la Banane prend le micro.
Juste apres l'incident du Carnaval.
Je vois Dan lever la main et prendre le micro.
Je sais de quoi va parler Dan.
Je sais que tout le monde attend un frais contrepoint prompt a detendre l'atmosphere lourdement chargee.
Et je sais de quoi Dan va parler.
Les gens le regardent bienveillant, attendant le messie salvateur qui nous sortira de ce mauvais faux pas.
Je plonge ma tete vers mon assiette. Si je le pouvais je me cacherais sous la table, la tete entre les cuisses de Loana.
Dan prend le micro.
Je pense a la foule en colere defoncant la porte du chateau du docteur Frankenstein.
Dan ouvre la bouche et dit " je trouve la facon dont vous traitez le theme beaucoup trop scolaire"
Je vois des sourires se figer.
Dan ouvre la bouche et dit " je trouve que vous ne collez pas assez au sujet"
J'ai l'impression que la lumiere vacille. Il me semble avoir vu tressauter quelqu'un.
Dan ouvre la bouche et dit " le theme est peu interessant en cela que c'est un faux debat."
Je vois des tetes se tourner prestement vers nous. Je commence a jauger les forces en presence afin d'estimer la difficulte que j'aurais a batailler pour sortir de ce cafe vivant.
Dan ouvre la bouche et dit " c'est tres sympa de discuter de tous et de rien, encore aurait il fallu donner plus d'exemples interessants"
Je pense a Lucky Luke qui tente de calmer une foule en colere, des fourches et un chat a neuf queues a la main.
Gros silence de mort.
Que pensez vous qu'il advint ?
L'intervenant balaya la remarque d'un "je n'ai besoin de personne pour mener a bien mon debat"
et nous en restames la.
Le pianiste du salon recommenca a jouer. Lucky Luke paya sa tournee generale.

La soiree se termina peu apres, sans grand incident notable. Tour de table, resume,
Le theme que j'avais choisi pour la prochaine soiree n'est pas retenu, (incapable de m'en souvenir) ceux qui ont ete proposes sont furieusement gratines (incapable de m'en souvenir), nous nous quittons rapidement, etrangement silencieux, vaguement complices.

Dan parla d'un autre bar ou il y aurait aussi des soirees cafes philos qui seraient plus sympas, tout le monde semble emballe pour une deuxieme fournee. Je me pince, je ne reve pas.
On se promet de se telephoner bientot et de se tenir au courant pour remettre ca.
Ca me rassure un peu, cela veut dire que nous ne donnerons jamais suite.

Peut etre meme que nous ne nous reverrons jamais.
Je suis beaucoup plus serein.
Et puis Dan qui reste bloque a la sortie du parking pour suivre des etudiantes de droit qui le helent bruyamment.
Baader Meinhoff est mal barre.

Et si je te dis que C. m'a retelephone Samedi dernier pour qu'on remette ca, tu me crois ?

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