24.1.06

Happiness is a warm gun

Je ne saurai pas exactement expliquer mon métier.
Je sais que j'ai une tension artérielle supérieure à la moyenne des hommes de mon âge de plusieurs points.
Que mon téléphone sonne souvent.
Et que lorsqu'il sonne, c'est pour reporter une mauvaise nouvelle.

Nombre de gens ont pour métier d'être un interlocuteur plus ou moins courtois face aux tracas de la vie quotidienne.
Ils possèdent des manuels de procédures à appliquer et des listes de réponses toutes faites à fournir pour chacune des questions qu'ils seraient susceptibles de rencontrer.
Lorsqu'ils ne peuvent pas répondre en un temps satisfaisant, par manque de clarté ou de bon sens, ils escaladent la gravité du désagrement et le transmettent à l'échelon supérieur.
Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de réponse à fournir ou d'échelon à remonter.
Jusqu'à ce que l'anodin tracas au fil des passages de témoins se soit muté en une bête immonde que seule une balle entre les deux yeux est de nature à calmer.
Seul avec un pistolet à bouchon devant la charge furieuse d'un rhinocéros blessé.
Pour le prix d'un costard de marque.

Initialement je suis supposé manipuler quelques chiffres.
Dissimuler par ci, blanchir par là, quelques modestes clapotis indecelables à côté des lourdes vagues des croiseurs alentours.
Juste assez pour dormir sur ses deux oreilles.
Juste assez pour porter une cravate.

Mais il suffit d'avoir fait sensation au stand de tir de la fête foraine une fois ou deux.
L'avantage d'un groupe international, où l'on sait qu'il y aura toujours quelqu'un à l'autre bout du fil, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit.
Je décroche et j'écoute patiemment des gens paniqués me décrire maladroitement comment la fin du monde est arrivée hier.
Comment nous sommes morts sans que nous le sachions.
Comment l'on va s'en prendre physiquement à moi et aux miens.
Quand je dis patiemment, c'est une figure de style.
Pour le prix d'une montre d'orfèvre.

Une douce cacophonie de sonneries, un ramassis de winners à téléphone micro, un galimatias de babel.
Démêler l'écheveau pour en trouver noeud.
Ecouter, tirer doucement pour défaire la pelote et n'en faire plus qu'un petit tas de ficelle.
Téléphoner méthodiquement à tous les interlocuteurs et combler les trous.
Faire le lien, flatter les uns, menacer les autres, mentir à l'occasion.
Pratiquer l'accompagnement thérapeutique.
Renouer le dialogue rompu, lisser les petits caprices, les incompétences.
Ecouter juste ce qu'il faut pour endormir la confiance, le temps d'ajuster son son tir.
Gagner ce qu'il faut de temps pour loger correctement l'unique balle du barillet.
Pour le prix d'une voiture de sport.

J'en suis arrivé à un point où ma paupière palpite au son de l'appareil, où je ne compte plus les hallucinations liées au voyant lumineux du répondeur.
Où je filtre les appels masqués.
Où l'idée d'écouter la vingtaine d'appels en attente sur ma boite vocale me donne la nausée.
On peut imaginer la complexité que celà engendre pour les voeux du nouvel an.
Tout ça pour le prix d'un weekend avec un call girl.

Je ne saurai pas exactement expliquer mon métier.
Je sais juste qu'il me faudrait encore de ces petites pilules.
Et que le bonheur se trouve au bout d'un fusil encore fumant.

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