4.5.05

Car Rien n'a jamais vraiment d'importance

Rien de mieux que la routine.

Une fois que la roue de la paix sociale a finalement consenti à ralentir puis s'est arretée sur la forcément ridicule valeur pour laquelle vous consentirez à vous sacrifier dix heures par jour sans pour autant être immédiatement saisi d'une franche envie de planter la tête de votre supérieur direct sur une pique, une fois ce prix atteint, eh bien, on peut dire que les journées sont assez mornes.

Je veux dire, lorsqu'on prend conscience de l'acuité translucide qu'il y a dans l'éternel saint triptyque (pas deux y, parcequ'on parle de trois élements, comme les frères Marx, par exemple) du métro, boulot, dodo, et que finalement ce concept, loin de vous de glacer d'effroi, ne vous apparait plus que comme une information objective, comme une évidence découverte que l'on range dans sa besace une fois enfoncée la porte ouverte des lieux communs, une fois cette prise de conscience atteinte, on se laisse bercer par une douce torpeur insouciante sur laquelle rien n'a vraiment de prise.

Lorsqu'on se retrouve à disséquer le contenu du programme télé de la veille, et qu'on y trouve de l'intérêt, qu'on est presque en mesure de formuler un avis construit sur la question. Lorsqu'on se surprend à décliner des fonctions sociales, parceque demain, sérieux, je dois me lever tôt, je suis charette, mais promis la prochaine fois on mange chez moi.
Lorsqu'on repousse ces rendez vous pour la septième fois.
Lorsqu'on prend du plaisir à aller aux toilettes sur son propre lieu de travail, lorsque ce blanc qui ferme à clef constitue le meilleur moment de la journée.
Lorsqu'on supporte l'insupportable des Autres en silence, par faiblesse, par consensus républicain, par fatigue, par renoncement, juste parceque ils existent dans votre sphère d'intimité.
Lorsqu'on met de l'argent dans une enveloppe de mariage et de décès dans la même journée.

Abruti que l'on est de cette linéarité rassurante.

Alors, il me semble que l'on peut presque atteindre des dimensions mystiques.
L'Absolu par le Rien.
On synthétise l'existence en très peu de mots. en Trois Fois Rien.
Quelques mots griffonés sur une nappe, après une diner arrosé entre copains.
Des conneries qui ont du sens sur le moment, mais qu'on sait très bien inutiles, et qu'on évitera de relire par la suite, dans un sursaut d'orgueil.

Rien de mieux que la Routine.
Rien de mieux l'imprevu dans la Routine pour se prendre en pleine gueule toute la complicité passive dont on fait preuve.

Ce matin, je crois que je suis passé à côté de quelque chose de grave, mais je suppose que si l'on creuse un peu, on serait fichu de se rendre compte que ce n'était rien du tout. Car rien n'a jamais vraiment d'importance.
Juste quelques conneries griffonées sur une nappe.

Ce matin, mon ascenceur, celui qui me mène du Zéro au plus Huit, n'a pas fonctionné.
Une fois atteint le dernier étage, les portes, au lieu de s'ouvrir comme tous les jours, sont restées fermées.

Sous le coup de la routine, on viendrait presque à se heurter franchement contre les portes coulissantes, tant les mouvements sont millimétrés, dans une chorégraphie sophistiquée et lèchée au détail près.
Les portes ne se sont pas ouvertes, et je dirai même plus, les portes sont restées closes comme pour signifier qu'il n'était pas possible d'aller plus loin dans cette direction. Qu'il n'y avait rien plus loin.
Que cette route était barrée, et que pour le compte, nous l'étions plutôt mal. Barré.

Les portes sont restées closes, la lumière s'est réduite.
Pendant un non-instant, j'ai presque pensé que j'allais passer la matinée bloqué là et que j'allais être bien, dans cet endroit inviolable qui ferme à clef.

Et puis l'alarme s'est mise en route, et l'ascenceur a commencé à tomber.

Tomber est un mot choisi. Il est moins fort que chuter, et plus que descendre.
C'était ça.
Le petit haut-le-coeur qui emplit quand le mouvement est trop brusque.
Le petit haut-le-coeur de panique.
Si l'alarme se met en route, c'est qu'il faut paniquer.
L'instinct qui titille parcequ'on se dit que c'est Maintenant.
Et c'est effectivement vrai qu'on se dit que c'est trop tôt.
Qu'il y a toutes ces choses qu'on aurait du faire. Qu'on aurait du dire.
Toute cette Routine.
Qu'on pense à des choses stupides, à des détails insignifiants.
A l'article que cela fera dans le journal.
Qu'on ne pense pas à ses proches, sauf pour imaginer leur réaction quand ils l'apprendront.
On se dit que c'est possible.
Que c'est déjà arrivé.

Mais déjà l'ascenceur glisse, mais sans prendre d'accélération, il tombe juste parcequ'il est mal réglé.
Parceque le coût de sa paix sociale n'a pas totalement été ajusté.
Et cette éventualité aussi à été envisagée, les systèmes de freinage sont pensés pour se déclencher aussi dans ces cas de figure et ils laissent l'ascenceur glisser jusqu'à l'étage le plus bas afin attendre patiemment la révision de contrôle et un nouveau tour de roue.

Et on se surprend presque à prendre un air blasé sur la fin.
On ne sait jamais, ça pourrait être la caméra cachée.

Une fois le dernier sous sol atteint, et la panique dissipée, j'ai de nouveau appuyé sur le bouton du dernier étage.
Une fois, Deux fois, Dix fois.
Autant de fois que nécessaire pour ressentir de nouveau le frisson de l'impromptu.
Jusqu'à réaliser que ce réceptacle ne bougerait plus.
Jusqu'à réaliser que l'alarme ne s'était toujours pas arrêtée.

Pendant quelques secondes, il me semblait qu'on m'avait murmuré à l'oreille un message simple mais essentiel.
Et déjà j'étais en train d'en perdre le sens.

Combien met-on dans une enveloppe pour un ascenceur qui s'écrase ?

2.5.05

Cette sensation s'appelle ?

Soumis à la dynamique pression émulatrice des délais intenables et presqu'autant dépassés que la date limite de péremption des yaourts qui trônent dans mon frigo, chacun d'entre nous réagira différement.

Certains, avec l'auguste dignité de l'orchestre du Titanic, sauront faire preuve d'une détermination sans faille et abattront, la machoire serrée et l'air mauvais, la forêt touffue qui les sépare de la sainte Prime Sur Objectif.
Cette race de gagnants, rare mais qui perdure en quelques endroits épars, force l'admiration de ses congénères et leur légende est perpétrée de stage de remotivation en séminaire de ventes.

D'autres, forcément de médiocre composition, acculés de tous les côtés par une horde en furie de mécontents paniqués, adopteront prestement une position foetale, lovés sous leurs bureaux, en composant en pleurs le numéro de téléphone de leur sainte génitrice ou apparentée.

N'ayant que relativement peu la pied marin et la main verte, et comme la prison haute sécurité pour femmes n'accepte pas les appels longue distance, je ne peux malheureusement me résoudre à adopter l'une ou l'autre de ces solutions. J'ai bien essayé de me cacher sous un bureau, mais la seule chose que je suis parvenu à récolter, c'est une assignation au tribunal pour harcèlement sexuel de la part de la secrétaire.

Je me souviens encore avec émotion de ces périodes de grosses bourres qui égayaient mon quotidien de jeune niais plein d'ambition, enthousiaste que j'étais d'accumuler des charettes de 35 heures pour la seule gloire du Grand Capital et des Options non convertibles.
Voir au petit matin, hagard, le soleil se lever depuis les bureaux d'affaires avec le sentiment de participer à quelque chose de Grand me poursuivra longtemps dans mon Panthéon Personnel de la Connerie.

Quelques plans de licenciement et de rayures de voitures à coups de clefs plus tard, j'ai finalement appris à adopter un comportement un peu plus modéré vis à vis de ces mécaniques implacables.
Il faut dire qu'à 23/11, les médecins étaient souvent enclins à me conseiller comme principale thérapie une bonne rasade d'alcool durant les pauses cafés au travail. Depuis, en cas de pression forte, je sais immédiatement dénoncer les employés en CDD et les cadres en fin de carrière comme uniques responsables des fiascos en devenir et tout se passe beaucoup mieux.

Il n'empêche, on ne lutte que très difficilement contre ses vieux démons, et il m'arrive parfois de ressentir le long de l'échine une petit frisson d'excitation quand il s'agit de rendre pour hier ce qui ne pourra commencer que la semaine prochaine, au mieux.
Ne pouvant avoir recours à des solutions poudrées, puisque je place tout mon argent en vue de mon futur pontage coronarien, j'en suis réduit à me satisfaire d'une grande consommation de boissons gazeuses rares et exotiques.

Voyez y là sûrement la sourde propagande télévisuelle qui matraque au fil des décennies le succés assuré au golden boy à bretelles qui mènera sa négociation avec les chinois une canette de soda à la main. Celui ci pourra taper victorieusement dans la main de son camarade de bretelles et embrasser la dame pipi au passage.

Sous réserve que l'emballage soit original et suffisament voyant, je pense que je pourrais boire de la soupe Campbell par litres.
Plus la pression est grande et plus le nombre de palettes de boisons consommées est important. Par prévoyance, lorsque je trouve des produits inconnus, j'en achète un nombre conséquent et je les stocke astucieusement dans les conduits de climatisation afin d'en assurer la fraîcheur désaltérante.
On devient ingénieux avec les éléments du quotidien quand on en a pris pour longtemps.

Or, qui dit deadline plus dead que line, dit donc grosse consommation et réserves qui fondent à vue d'oeil, les marques exotiques qui se succèdant les unes après les autres. Rien de bien extraodinaire.
Un sacré entrain néanmoins à bosser ce jour là. Je prends des notes illisibles certes, mais je ne les relis jamais en général.
Les heures s'écoulent, toujours animé d'une pêche d'enfer, je fais tomber une pile de dossiers malencontreusement, je secoue la tête frénétiquement, je manifeste beaucoup trop bruyamment ma joie lorsque je réussis un panier dans la corbeille à papier. Je suis tellement en pleine forme que je suis incapable de me concentrer correctement, je relis toujours le même paragraphe sans trop m'en rendre compte.
C'est quand je me mets à taper frénétiquement sur mon moniteur car il me donne l'impression d'être possédé par des esprits voulant communiquer avec les vivants que je me rends compte que la gêne occasionnée vient en fait d'une légère palpitation de la paupière.
Une sacrée patate, mais largement le signal d'aller faire une petite pause soda clope afin de décompresser cinq minutes.
C'est en me levant que la boule de panique sourdement tapie dans mes entrailles s'est mise à faire des siennes largement plus qu'à l'accoutumée. Dehors, mes mains tremblaient de façon notable et je traçais nerveusement de mes cent pas des petits cercles, en tirant fièvreusement sur ma cigarette, sur mes cigarettes, sur mes cinq cigarettes.
Quand je me suis mis à lâcher, tel un malade atteint du syndrome de Tourette, une salve d'injures sans raison particulière, je me suis bien douté qu'il y avait quelquechose d'inhabituel. Et c'est en consultant la composition de la canette que je tenais alors dans la main, que l'affaire m'est apparue dans son ensemble :
je venais de passer la journée à engloutir des energy drinks gorgés de caféine, en plus des quelques cafés serrés habituels.

Je ne suis pas un gros buveur de café en temps normal, je fais même partie de ces gens qui ont du mal à dormir s'ils consomment de la caféine après 16 heures.
De fait, se boire l'équivalent d'une dizaine de cafés bien costauds est une expérience plutôt originale à vivre, pleine de tics, de tremblements et de mouvements brusques.
En tout cas, celà m'a permis aisément d'éviter le coup de pompe du début d'après midi, de fin de journée, de début de soirée, de fin de soirée et de début de la nuit.

Dire que je n'étais même plus au boulot pour profiter de ce regain d'énergie, occupé que j'étais à me retourner encore et encore dans mon lit à chercher le sommeil.

Qu'on ne vienne plus jamais me parler de chinois à bretelles.

Powered for Blogger by Blogger Templates
Listed on BlogShares