4.9.05

Gardez moi de mes amis

Nous sommes donc dans ce bar à entraineuses.
Pas bar à putes, à entraîneuses.

Il est plus que tard, la musique est assourdissante.
Les chairs sont crues, moites.
La chaleur accablante, les lumières trop rouges, le velours rapé.
Et l'autre con qui commande encore une tournée, grisé dans son nouveau rôle de maquereau d'opérette.
"Insérez un prénom slave ici", dans un anglais approximatif, m'explique son pays, sa misère.
Peut ête un peu trop mécaniquement pour qu'on soit ému.

" - You ? Vacation ? France ?
- Oblivion, mostly."

Le taxi nous trimballe dans une zone industrielle noircie aux improbables trottoirs défoncés.
Il faut lui parler allemand. Il roule les r de Gretchen.
Des néons minables qui éclairent faiblement des enchevêtrements de métal.
Show girls toutes les heures.

Et cette tête de noeud, à loucher sur les renflements graisseux de sa soeur "insérez un second prénom slave ici".

" - La première chose que tu apprends lorsque tu débarques ici, c'est le Temps. Tu comprends que tu ne peux pas lutter contre celà. La seule façon de t'y plier, c'est la patience, attendre.
- Il y a des façons plus désagréables d'attendre que d'être rentier sur un voilier.
- Tu es en train de diriger le bateau sur des récifs.
- Je pensais que cela te ferait plaisir."

Et encore une tournée, au champagne de merde, à la juste hauteur du généreux mécène.

Ses chiens crevés qu'on ne ramasse même plus.
Ses journées passées à siroter des cafés frappés, isolé au milieu d'une marée d'étudiants aux t-shirts bariolés de metal obsolète.
Ses immeubles écroulés à l'abandon.

Cette envie de meurtre qui te colle à la peau, encore plus intimement que la brume noirâtre qui couvre la ville.
Les réveils en sueur, à se surprendre le balancer par dessus bord.
Une réaction que l'on en vient à considèrer comme normale, normale devant cette solitude qui mène à la paranoïa, cette paranoïa qui mène à la folie, cette folie qui mène à la solitude.
Normale comme une libération bienveillante.
Un geste amical.
Une marque de compassion.
Le témoin privilègié d'une lente démence hellénique.

Le luxe rococo des quartiers bourgeois d'Athènes jonchés de chiens alanguis au sol, écrasés par la moiteur.
Sa pollution âcre qui laboure méticuleusement gorge et narines, ronge les vieilles pierres.
Des restaurants branchés, à la nourriture encore plus infecte que la décoration outrageante.
La triturer avec les mains pour lui donner un peu plus de goût.

Casse un verre.
Connard.
Casse deux verres.
Connard.

" - Je rentre, j'ai ma dose.
- Allez reste, on est pas loin de conclure.
- Clôture ton compte en banque. Sauve leur pays, leurs âmes, leurs culs, mais j'ai besoin d'air.
- Même avec la meilleure volonté du monde, je ne parviendrai pas à le clôturer. Même si cette nuit durait 100 ans.
- Pauvre petit garcon riche."

Le taxi ne se dirige pas dans la bonne direction.
Sort de la ville.
Tant que l'air est frais, pourquoi pas.
Le poussah suant et obèse qui fait office de chauffeur souffle comme un veau.
Il n'a pas l'air à l'aise, ne tient pas en place, se dandine sur son siège en cuir crissant.
Il bredouille des gargouillis.
Nous sommes dans un parking sombre désaffecté.
Je vais me faire braquer.
Une chorégraphie minutieuse.
Le légitime tribut à payer de la part de l'Occident.
La juste punition Divine.
Quel quartier miteux.
Quelle manque de classe.

Il bondit hors de la voiture, le diable au corps, disparait en courant.
Les clefs du bateau en guise de poing américain.
Tu parles.
Se faire descendre pour un ticket de musée.
Apprendre la patience, les muscles ankylosés par la tension.
Rien ne se passe.
Penser à son groupe sanguin.
Ils seraient capables de me foirer la suture.
Rien ne se passe.

Le chauffeur revient guilleret, un boite de biscuits à la main.
Juste parti pisser.
La voiture repart, cahotant au rythme des tubes locaux déformés par la saturation.
" Eat ! Eat ! Very Good ! "
AB+. Je suis AB+. Je prends tout ce qu'on me donne et je ne rends jamais rien.

Faufilant entre les déchets échoués sur la plage mitoyenne au port, je suis rejoint par un chien errant qui me suit en aboyant, les babines retroussées.
Il parait qu'on peut se défendre en enfonçant le poing au fond de la gueule.
Lorsque je saisis une chaise de jardin au sol, il cesse aussitôt et vient me lécher la main.

Face à la mer, attendre l'aube, le chien couché à mes côtés.
" Un endroit délicieux. Je te le recommande chaudement."

Un terrain portant encore les stygmates des précédents jeux héberge un bulldozer rouillé.
Le sol du quai est recouvert de prospectus aux caractères grecs, légendant un homme obèse nu vêtu d'un gode-ceinture.

La cabine est dévastée.
Dugland à ses petites vapeurs, tête dans le vague.

" - Même pas une pipe.
- A entraîneuses, le bar.
- Ce pays va me bouffer. Lentement, mais sûrement.
- Il serait temps de songer à partir, tu ne crois pas ?
- Revenir, cela serait admettre que j'ai échoué. Je ne pourrais pas l'assumer.
- Allons, personne ne pensera ça.
- Tu le penses vraiment ?
- Bien sûr, je suis ton ami, n'est ce pas ? "

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